« Lettre ouverte à un déçu de la démocratie »

Chronique à retrouver sur Regards d’étudiants, en réponse à l’article  « Pourquoi je n’irai pas voter »

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À titre liminaire, l’article commenté appelle une première remarque. Le contenu de cet article, qui expose les raisons d’une abstention d’une part et une critique des élus de la République d’autre part, pêche par un manque singulier de cohérence. Comment critiquer l’attitude d’élus quand on décide précisément de ne pas s’exprimer sur leur choix ? Il est en effet illégitime de critiquer la démocratie française alors qu’on ne fait rien pour y participer. Le débat démocratique se tient dans les urnes, c’est là seulement que l’expression publique a une efficacité politique.

 De manière générale, il est regrettable que les élus de la République dont il est question ici soient réduits aux députés. Ces derniers ne représentent en réalité que 0,1% des élus de la République française. Tous les élus ont un devoir d’exemplarité, qui s’apparente à un devoir moral qui n’est par hypothèse déterminé par aucune règle de droit opposable, et n’est sanctionné que par le vote des électeurs. Là encore, le vote du citoyen est son seul moyen de « sanctionner » le comportement dont il ne serait pas satisfait : l’abstention n’est pas une sanction contre l’élu mais contre l’électeur lui-même qui perd l’occasion de s’auto-déterminer comme le lui permet précisément la démocratie représentative. On comprend qu’il y a une nuance importante entre l’abstention et le vote blanc. La nécessité que ce dernier soit pris en compte comme l’auteur l’avance dans la suite de son texte est tout à fait fondée.

En ce qui concerne le phénomène de la majorité dite « godillot » qui est traité dans l’article, on ne peut qu’abonder dans le sens de l’auteur. Le constat est juste mais l’absence d’explication présente une mauvaise analyse de la situation au lecteur. Le fait que les députés « doivent » leur siège au président de la République n’est que l’effet direct de l’inversion du calendrier électoral en 2001. C’est à partir de 2002 que les députés sont élus après le président de la République, ce qui favorise le fait majoritaire dénoncé en substance dans l’article. Mais si ce fait majoritaire souffre des travers dont nous discutons, une analyse sincère exige de rappeler que l’absence d’une majorité de la même couleur politique que le président de la République ne fait qu’handicaper l’action politique. C’est le cas de figure de la cohabitation et c’est précisément pour éviter cette situation que le calendrier a été inversé.

Si donc il est juste de souligner les travers d’une majorité dite « godillot », la rigueur intellectuelle impose de pousser le raisonnement jusqu’au bout.

Il n’en demeure pas moins que n’est pas dénuée de fondement la remarque sur ce que l’on peut s’offusquer qu’un député soit montré du doigt pour ne pas avoir voté dans le sens de sa majorité.

Il est explicité plus loin dans le texte un échantillon des intérêts en considération desquels l’auteur juge bon de devoir voter : son intérêt personnel, celui de ses proches, et au mieux ceux de sa circonscription. Cette remarque est naturelle, elle traduit un comportement consubstantiel à l’Homme, un individualisme cultivé par notre société et nos modes de vie. En cela elle se comprend aisément. Mais elle ne correspond pas à l’esprit de la Constitution et à la notion d’intérêt général que cette dernière lie au vote. Peut-être le constituant a-t-il eu de trop belles ambitions en instituant la liberté de vote, peut-être a-t-il surestimé le goût du sens commun qu’a l’Homme individualiste. Dans son essence, la liberté de vote a vocation à être limitée par le citoyen lui-même en considération de certains intérêts. En théorie, le citoyen s’exprime en tenant compte de la situation du pays, à tous les niveaux, et vote en conséquence pour les personnes qu’il croit les plus à même de diriger correctement le pays. En pratique, le citoyen s’exprime en tenant compte de sa situation personnelle, à tous les niveaux, et vote en conséquence pour les personnes qu’il croit les plus à même d’améliorer ses propres revenus, sa propre situation.

La difficulté ne vient pas de ce que l’Homme, par instinct de survie, se préfère à ses congénères, mais à ce que le citoyen n’a pas suffisamment conscience que son intérêt personnel est directement dépendant de l’intérêt général. Ce qui est bon pour nous est bon pour moi.

Pour conclure sur ce point, on ne peut que regretter, encore, que « les élus » soient réduits aux députés. Si il se conçoit que les députés défendent difficilement les intérêts de la Nation – une notion absconse d’ailleurs tant dévoyée mais si peu étudiée – faut-il faire peser la même présomption sur des élus locaux qui ont, à l’évidence, une confrontation à la réalité bien plus directe ?

S’agissant du devoir d’exemplarité des élus, ou candidats, il a été dit ci-avant qu’il se réduisait à un devoir moral. On devine à lire l’auteur qu’il souhaite que ce devoir soit sanctionné par des règles de droit. Mais est-ce bien utile ? D’un point de vue rigoureux, le droit n’a pas vocation à encadrer ou limiter la liberté de chacun à participer au débat public, à se présenter à une élection, à être élu. Le droit électoral, le droit constitutionnel et certains chapitres de droit pénal s’y attèlent déjà. Aller au-delà, ce serait permettre au droit une immixtion injustifiée dans la vie politique de notre démocratie.

La Constitution confie d’ailleurs précisément au peuple (et non à la loi, et à travers elle aux représentants du peuple qui la votent) le soin de sélectionner les élus. C’est donc seulement au peuple, et non à la loi, qu’il appartient de les choisir. C’est au peuple mécontent d’une promesse non tenue ou d’une déclaration déplacée de ne pas (ré)itérer sa confiance à la personne concernée. Mais ce n’est pas la mission de la loi que d’empêcher quiconque de représenter le peuple. Les matières du droit citées ci-dessus posent un premier filtre ; si celui-ci ne convient plus il peut être modifié. Pour le reste c’est au peuple de décider, c’est-à-dire de voter.

L’auteur appelle de ses voeux une action et des comportements politiques qui redonneraient confiance au peuple dans ses dirigeants. Il semble plus fondamentalement que c’est en lui-même que le peuple doit retrouver confiance. Il n’échappe à personne que l’on a les élus que l’on mérite, par l’effet du suffrage direct. En cela le peuple a déjà le pouvoir, depuis toujours, et c’est bien heureux. Mais le peuple a perdu confiance en lui comme il l’a perdue en ses élus. L’explication se trouve peut-être dans ce que l’action publique d’aujourd’hui, loin d’encourager le citoyen comme elle le devrait, le dépossède de ses prérogatives et a tendance à vouloir faire à sa place. Mécaniquement, lorsque l’action publique échoue, le citoyen dépossédé perd confiance. La difficulté réside donc dans ce que le citoyen n’a plus les moyens de faire. Cette idée sera développée plus loin, car elle est fondamentale du mal-être du peuple dont je partage le constat avec l’auteur (sans toutefois qu’il ait poussé l’analyse aux causes, conséquences et solutions de ce problème).

À la fin du texte, est mise en exergue l’interprétation que l’auteur fait de sa citation de La Boétie. Encore une fois l’analyse est partielle, donc partiale. L’auteur omet de rappeler le contexte dans lequel l’écrivain a rédigé ces lignes. Au XVIe siècle, le philosophe étudie en effet le phénomène selon lequel le peuple se complaît dans la privation de liberté dont il est l’objet. Il analyse en substance que les sujets ne peuvent que se satisfaire de cette soumission parce qu’ils n’ont jamais connu autre chose et parce que les puissants usent d’artifices (les « drogueries » comme « le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs » etc.) pour leur éviter de comprendre leur monde et la manière dont il est géré. D’après La Boétie donc « on ne regrette jamais ce que l’on n’a jamais eu ». L’auteur de l’article fait l’erreur de transposer cette privation de participation à la vie publique à notre époque. La Boétie étudie dans son oeuvre le comportement d’hommes qui n’ont jamais connu la liberté : c’est par ce manque qu’il explique qu’ils sont soumis « volontairement ». Mais ce raisonnement n’est pas valable au XXIe siècle où le citoyen connait précisément la liberté (en particulier celle de choisir ses dirigeants) qu’ignorait le citoyen du XVIe siècle.

À force de citations non contextualisées et d’idées non défendues, l’auteur de l’article finit par mal défendre une opinion qui est pourtant largement partagée aujourd’hui. Ainsi de la citation de La Boétie qui, telle qu’elle est interprétée, fait dire exactement le contraire de ce que disait le philosophe. La Boétie disait précisément que c’est en donnant la possibilité – le pouvoir – au peuple de connaître la liberté qu’on lui évite la facilité infantilisante de la servitude. La Boétie plaidait précisément pour le droit de vote que l’auteur de l’article explique ne pas vouloir utiliser. Le philosophe livre donc en réalité un plaidoyer pour le vote, et non contre lui. C’est le vote lui-même qui combat et abat le tyran et non l’abstention comme l’avance l’auteur de l’article. Ce dernier qui avance qu’il n’est pas important d’aller voter se trouve exactement contredit par le philosophe qu’il cite.

Derrière ce droit de vote, pour la défense duquel tant de citoyens sont morts, se trouve la question de l’utilisation que le peuple en fait. C’est ici la suite logique de l’analyse de La Boétie. Ce dernier expliquait pourquoi il fallait ce droit à la participation à la vie publique, il faut maintenant voir comment ce droit doit être utilisé. Quelle est l’action démocratique du citoyen aujourd’hui ? Il vote un coup à droite, un coup à gauche, un coup à blanc, sans grande conviction. Les cyniques de tous les bords forment le voeu malsain que les autres échouent et leur laissent la place, et le citoyen, spectateur de cette pièce malheureuse, raille et conspue ceux pour qui il a voté. Est-ce bien là l’attitude attendue d’un citoyen ? Si l’attitude des élus n’est pas parfaite, celle du citoyen qui se saisit si peu des enjeux ne l’est pas non plus. Être citoyen, vraiment citoyen, c’est ce que nous devons devenir par une utilisation réfléchie de notre droit de vote.

Dans ce que le citoyen doit plus et mieux participer à la vie publique, les élus ont aussi un rôle à tenir.
L’auteur de l’article commet l’erreur de présenter le citoyen et l’élu comme des entités autonomes alors qu’ils sont précisément dépendants. Les chiffres sont encore l’indicateur le plus significatif : 1 Français sur 100 est un élu de la République. Comment croire alors que les élus ne sont pas assez concernés par l’intérêt des Français ?
Le rôle que ces nombreux élus ont à tenir dans la vie collective, c’est celui de permettre aux citoyens de « faire ». Les élus d’aujourd’hui, et l’État derrière eux, ont la mauvaise habitude de considérer que le citoyen ne sait pas faire et qu’il faut faire à sa place. Or le pouvoir politique n’a ni la vocation ni les moyens de faire à la place des citoyens. C’est ce qu’il faisait au XVIe siècle du temps de La Boétie. L’État-providence est devenu un mythe. Il ne doit pas être la mère nourricière qui beurre les tartines et fait les noeuds des lacets de ses rejetons. Il doit plutôt être le grand frère qui montre, accompagne, conseille et promeut. C’est fini, l’assistanat d’État.

L’enjeu est donc de responsabiliser le citoyen en lui donnant les moyens de faire lui-même. C’est de cette manière qu’on lui évitera la « servitude volontaire » analysée par La Boétie et reprise par l’auteur de l’article. Dans cet enjeu, c’est aux élus qu’il revient de montrer la voie au citoyen. C’est par le travail et la responsabilisation des élus et du citoyen que l’on évitera au peuple de penser, comme l’auteur, que le vote est inutile. Il faut aller voter, même si l’on vote blanc, parce que c’est le moyen de décider pour soi-même. Ne pas voter, c’est perdre le droit de décider pour soi-même. Ne pas voter, c’est la régression la plus dramatique.

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