Hier a débuté à Paris l’une des réunions internationales les plus importantes de notre siècle. À quelques kilomètres du lieu de ces négociations se déroulait il y a quelques jours à peine un massacre innommable.
Juste après les attentats du 13 novembre, je rapportais des mots entendus de la bouche d’enfants. Ils ne nous ont pas dit ce qu’ils avaient compris : ils nous ont dit leur ressenti. Il y a une différence entre le ressenti qui est de l’ordre de la réaction épidermique, et l’intellectualisation des événements, la réflexion sur ce qui est arrivé.
La situation n’est pas différente pour les enfants à l’égard de la COP 21. S’ils ressentent qu’il y a un problème climatique parce qu’on en parle partout et tout le temps, comprennent-ils pour autant de quoi il s’agit ?
Ainsi, le point commun entre ces deux événements s’agissant des enfants, c’est qu’il est urgent de leur apprendre à réfléchir. Il faut réfléchir pour comprendre le ‘pourquoi’ des attentats et comment lutter contre l’obscurantisme. Il faut réfléchir aussi pour comprendre comment nos actes passés et présents, nos modes de vie, ont des effets sur notre environnement. Les questions que soulèvent ces deux événements se posent ainsi aux adultes, mais ce sont bien les enfants d’aujourd’hui qui devront y répondre demain.
Qui doit donner les moyens de la réflexion aux enfants ? La famille, naturellement. Mais aussi l’autre cellule sociale dans laquelle ils se construisent : l’école. Or quel type de réflexion l’école offre-t-elle à nos enfants ? L’enseignement d’aujourd’hui se décline en différentes matières et méthodes dont l’objet commun est l’accumulation de connaissances. L’évaluation de celles-ci consiste à vérifier que l’élève a retenu l’élément, à un instant t. Ce contrôle n’a ni les moyens ni l’objectif de vérifier que la connaissance est durable, et encore moins qu’elle est utile. Ce système conduit à une accumulation de faits qui n’ont aucun lien entre eux. L’élève n’apprend plus qu’une information, une date, sans plus jamais la contextualiser, sans jamais se demander à quoi elle sert, pour elle-même et par rapport au reste de ses connaissances. À quoi bon savoir pour savoir, sans savoir se servir de son savoir ? Comment ce savoir permettra-t-il à ces futurs adultes de comprendre les problèmes et prendre les bonnes décisions ? La question se pose à tous les âges, de l’élémentaire à l’université.
On ne forme pas, on formate : la dévalorisation personnelle
« Mon cerveau fait reset. Je n’ai besoin d’apprendre que pour le partiel, j’oublie tout après. J’ai juste besoin de valider mon année, pas de retenir ».
Entendre les apprenants tenir ce discours de manière décomplexée a quelque chose de terrible. Mais comment leur en vouloir quand c’est l’enseignement qui leur a inculqué cette idée, depuis leurs premiers pas à l’école ? Cette idée que la connaissance ne doit être retenue que pour quelques instants dans l’unique but d’obtenir un diplôme est une perversion de l’intelligence humaine que notre instruction publique légitimise. Cette idée est aussi le fondement de toute la perte de confiance en soi dont souffrent des apprenants que l’on réduit à de simples accumulateurs en leur déniant l’intelligence qui fait leur humanité. En faisant d’eux des « no brain » on les convainc qu’ils ne sont bons qu’à connaître sans comprendre. En attendant seulement d’eux qu’ils sachent sans réfléchir on met délibérément en germe le drame d’une génération : l’économie de toute réflexion.
La fin du règne improductif de la triche
L’élève ou l’étudiant à qui l’on demande simplement de savoir met en œuvre tout ce qu’il peut pour retenir le maximum d’informations. La sélection sur la capacité de la mémoire légitimise de facto toutes les techniques de triche. En finir avec le par cœur c’est rendre inopérante toute tricherie à un examen. Apprendre bêtement est ce qu’il y a de plus simple, notamment pour le correcteur muni de sa grille de notation. Mais ce n’est pas ce qui rend service pour la suite. À l’heure où l’information se trouve partout, quel est l’intérêt de la retenir à tout prix pour quelques jours seulement ? Ne vaut-il mieux pas utiliser son énergie à apprendre à la chercher, à quantifier et qualifier ses sources pour assurer la véracité de l’information, à comprendre celle-ci puis à la discuter ? Demandons plutôt à nos jeunes de savoir exploiter des données qu’ils auront appris à chercher, pour discuter d’un problème, pour alimenter un débat avec leur réflexion personnelle.
La liberté de penser retrouvée
Derrière l’élève puis l’étudiant à qui l’on demande inutilement de devenir une base de données (parce que c’est utopique et parce que des bases de données bien plus complètes existent par ailleurs), se cache le futur citoyen. L’effet qu’a le tout-par-cœur sur l’éducation des masses est d’empêcher le citoyen de comprendre, en le retenant de force derrière les barrières posées par la pensée d’autrui, en l’empêchant de s’approprier des connaissances qu’on ne lui donne pas l’occasion de comprendre, en lui interdisant toute liberté intellectuelle. Or c’est cette liberté intellectuelle dont étaient dépourvus les fous qui ont tiré sur la foule ce vendredi 13. La misère intellectuelle qui accompagne la misère sociale doit être combattue à tous les niveaux. La famille a un rôle primordial à jouer en ce qu’elle a, seule, vocation à éduquer les enfants. Le rôle de l’école se limite à l’instruction et à la socialisation du jeune enfant. Chacune de ces cellules a sa mission propre, et c’est l’alliance des deux qui combat la pauvreté de l’esprit qui dégénère l’Homme. Le pays ne peut ainsi ni se passer de l’école, ni se passer de la famille.
Réfléchir, entreprendre et créer
L’idée d’en finir avec des apprentissages inefficaces n’est pas une lubie de gauchiste enfermé dans l’utopie d’un rehaussement généralisé du niveau intellectuel. Il ne s’agit pas seulement de rehausser le niveau intellectuel mais aussi d’encourager les forces créatrices du pays. La doctrine libérale y trouve son compte, voire y retrouve ses racines. L’imposition de barrières idéologiques et l’absence de remise en question de la connaissance et des techniques ne sont-ils pas les ennemis de la création ? L’entrepreneur ou le créateur sont justement ceux qui se posent la question de comment faire mieux ou différemment de ce qui existe. Pour se demander comment ce faire, encore faut-il avoir reçu la possibilité intellectuelle de le faire. Et ce n’est pas en ayant appris depuis toujours comment penser comme les autres que l’on acquiert la possibilité de penser différemment d’eux. Lao Tseu expliquait déjà que l’enseignement de méthodes de raisonnement et de réflexion valait nourriture pérenne pour l’esprit, là où l’enseignement de connaissances fades et dépourvues de sens n’est qu’une nourriture à usage unique. En d’autres termes, il faut savoir faire et comprendre soi-même, plutôt que se réfugier derrière la pensée de grands hommes. Depuis que l’on apprend aux gens à apprendre ce qu’ont pensé les grands penseurs, on n’a plus de grands penseurs.
L’instruction, moteur de l’évolution de la société
Ne plus sélectionner sur la capacité à retenir mais plutôt sur celle à comprendre et à discuter, c’est niveler par le haut le niveau intellectuel général de la population. On notera avec réalisme que cette réforme n’a pas pour ambition de venir à bout de la stratification de la société. La population est nécessairement hétérogène et les strates (ou classes) ne sont pas appelées à disparaître. Il s’agit de montrer que cette réforme aurait des effets positifs sur toutes les classes. La classe moyenne constitue, par la masse qu’elle représente dans la population, le principal enjeu de l’évolution de la société. La classe moyenne, par l’évolution de son niveau et de la qualité de son instruction, est donc celle qui a le plus à gagner – et à faire gagner – avec cette réforme. Cette dernière donne aux classes intermédiaires, d’ailleurs noyau dur du corps électoral, les moyens de mieux comprendre les enjeux des évolutions culturelles, sociales et économiques du monde. Mais l’intérêt concerne aussi les élites qui souffrent actuellement, de la même manière que les autres catégories, d’un appauvrissement général de la pensée. Quelle est l’utilité des grandes écoles qui forment systématiquement la même élite, dans le même sérail, en l’enfermant dans une connaissance aux standards fixés par quelques uns, d’où il s’évince depuis cinquante ans des problèmes traités avec les mêmes solutions pour engendrer les mêmes problèmes, donnant un cercle vicieux dramatique dont on se demande encore comment sortir ? « Si on pense tous la même chose, c’est qu’on ne pense plus rien » dit à ce sujet un homme politique français, professeur de lettres et ancien Ministre de l’Éducation nationale.
Revaloriser l’enseignement et l’enseignant
En modifiant ainsi la manière dont on lui demande d’enseigner, on ne considère plus l’enseignant comme un agent transmetteur d’informations, qui remplit le rôle du livre ou de la base de données numérique. On lui permet de renouer avec la valeur fondamentale de son exercice, de transmettre quelque chose qui n’existe ni dans les livres ni dans aucune base de données : le pouvoir d’interpréter, de comprendre et de discuter. C’est-à-dire d’acquérir un esprit critique, une tête réellement bien faite plutôt qu’une tête illusoirement bien pleine.
Un pays qui pense
Veut-on un élève, et plus tard un citoyen, qui sache une information, ou préfère-t-on un élève futur citoyen qui sache la trouver là où elle existe puis la comprendre et la discuter ? Il en va de l’intérêt vital de la démocratie que de permettre à chacun de comprendre ses problèmes. C’est par le bourrage de crâne que débute l’appauvrissement intellectuel généralisé qui permet à quelques uns (ceux qui réfléchissent le plus, croit-on !) d’imposer leurs schémas de pensées à la majorité. Il faut un pays qui pense librement car la liberté chasse le tyran.
Mais des citoyens qui pensent, n’est-ce pas dangereux pour les classes dirigeantes ? Là est l’ironie car ceux des dirigeants qui se posent cette question sont ceux qui ne se sont pas rendus compte que leur autorité naturelle est déjà largement diminuée par le manque de réflexion dont ils font eux-mêmes preuve.
« On nous demande de penser, mais quand on pense on ne nous écoute pas »
De l’aveu des apprenants concernés, ils ne demandent qu’à connaître ce nouveau système mais peinent encore à en distinguer l’intérêt s’il ne se concrétise pas par une meilleure écoute de leurs réflexions. On comprend ici qu’une telle réforme devra nécessairement s’accompagner d’une reprise en main par les classes intermédiaires de leur capacité à s’autodéterminer. L’impulsion ne peut pas venir que du haut ; chacun de nous doit s’accepter comme un être raisonnable, et se comporter comme tel.